L’UTILISATION DES MATÉRIAUX DE RÉEMPLOI À TRAVERS L’HISTOIRE
Compte-rendu de l’intervention de Mr Vincent Heymans, Docteur en Histoire de l’Art, à l’occasion du colloque du 23 mai 2018 consacré à « l’utilisation des matériaux de réemploi dans un processus créatif », organisé dans le cadre du projet Interreg « RE C² ». Consultez aussi la vidéo complète de l’exposé.
La normalité dans l’architecture jusqu’au XXe siècle
Parler de réemploi dans le secteur de la construction, c’est redécouvrir des choses qui ont été naturelles à un certain moment. On sait encore vaguement que c’est ce qu’il faut faire mais on ne sait plus ni comment, ni pourquoi.
Le « réemploi » est un terme très large et englobant beaucoup de notions : il est nécessaire de comprendre de quoi on parle. Le sujet est difficile à traiter dans la mesure où il est aussi vaste que celui de l’histoire de l’architecture (on a toujours réemployé) d’une part, et d’autre part cela a été fait de manière tellement naturelle qu’il n’y a jamais eu d’écrits à ce sujet. C’est seulement aujourd’hui qu’on essaie de retrouver les raisons, les motivations, et les histoires.
Réemploi à tous les étages
Dans tous les cas, il faut se demander ce que l’on récupère : simplement la matière première, l’élément utile, ou carrément un élément conservé en totalité ?
Fondations : C’est la forme de réemploi la plus évidente, et celle qui se voit le moins aussi. Pourquoi détruire des éléments souterrains et les remplacer alors qu’on peut simplement s’appuyer dessus ? Ainsi, le réemploi de fondations peut dicter partiellement le plan du nouveau bâtiment.
Matières premières : Autre utilisation évidente dans un cycle de réemploi, l’utilisation comme matière première. Cet usage très courant est difficile à repérer, dans la mesure où le matériau tant à disparaitre complètement pour être intégré dans une nouvelle construction. La chaux, servant à fabriquer les mortiers, peut être obtenue en utilisant un ancien bâtiment tel une carrière. Nombre de sculptures antiques, qui n’étaient plus au goût du jour, et autres éléments architecturaux comme par exemple les chapiteaux en marbre, se sont retrouvés dans les fours à chaux pour terminer comme élément liant dans de nouvelles constructions. Les romains ont réutilisé les tuiles au-delà de leur première vie sur les toitures afin de construire des sols drainants, les intégrer en morceau dans des mortiers hydrauliques,…
Matériau : De manière plus directe, un certain nombre d’éléments peuvent être réutilisés pour leur forme et le travail préalablement réalisé sur ceux-ci.
Produit fini : c’est le type de réemploi le plus visible et peut-être le plus valorisant. Un exemple très célèbre est celui de la nef de l’église San Miniato al Fonte (Florence) où les colonnes et les chapiteaux sont des éléments de récupérations antiques, si bien que l’on constate en se promenant dans l’église que tous les chapiteaux sont différents et n’ont pas toujours le bon diamètre !
De nombreux exemples de réemploi, dès les débuts de l’histoire de l’humanité
On peut sans hésiter remonter aux débuts de l’histoire de l’humanité. En effet, la première chose que fait l’Homme qui cherche à se loger, est d’adapter les choses qu’il trouve ! Les différents groupes nomades réemploient les abris sous roche et une partie de ce qui y avait été aménagé par leurs prédécesseurs. En Belgique, l’abri sous roche de Spy a servi de logement jusque 36 000 ans avant notre ère pour ensuite être réutilisé comme lieu de sépulture.
L’antiquité est une période particulièrement riche au niveau de l’observation du réemploi. Les romains ont été de grands spécialistes de l’architecture et de l’ingénierie, ainsi que de la réutilisation. Ils ont notamment prélevés toute une série d’éléments sur les temples grecs pour les ramener en Italie. Les recherches tendent à démontrer que l’usage de certains matériaux, comme le marbre, et certaines forment architecturales sont nées à Rome via ce canal du réemploi.
Au moyen-âge, la plupart des remparts ont été construits avec des matériaux de récupération (soit issus de remparts romains, soit de villas romaines avoisinantes). Dans les soubassements de la cathédrale de Bayeux construite au XIème siècle, on retrouve une série d’éléments en pierre issus de portes romaines.
Au temps modernes, de nombreux exemples dont celui du théâtre de Marcellus sauvé de la destruction au Moyen-Age car transformé en tour fortifiée, pour enfin être modifié à la fin du 15e siècle pour devenir un palais. Bruxelles renferme une série d’exemples, notamment la grande salle d’audience construite aux frais de la ville pour le duc de Bourgogne : les architectes ont bâti la structure interne des murs à l’aide de brique anciennes. D’ailleurs, lorsque Bruxelles fût détruite à la fin du 17ème siècle par un bombardement des troupes de Louis XIV, c’est le tri des matériaux issus de toutes les maisons ruinées qui permet la reconstruction de la nouvelle ville, y compris la Grand’Place.
Le 20ème siècle offre des exemples moins nombreux mais très intéressant car la démarche devient plus élaborée. C’est le cas de la maison de l’architecte Antoine Pompe, datant de la fin du 19ème siècle, qu’il transforme et modernise en faisant récupération de tous les éléments qu’il démonte lui-même dans la maison. La volonté de récupérer le moindre bout de bois démontre une motivation profonde qui dépasse la question économique.
La fin du 20ème siècle marque une rupture dans cette pratique ancestrale. Face à des matériaux de plus et plus complexes, le moindre châssis en bois, avec ses vitrages, joints, gaz,… devient plus difficilement réutilisable. Le béton armé rend le réemploi compliqué, de par le fait que l’on construise de manière plus monolithique qu’auparavant, et par le fait que le matériau soit composite.
Une seule explication ne suffit pas. Les nouveaux processus de construction eux-mêmes constituent autant de freins : il est évident que construire avec le principe de la précontrainte donne naissance à des objets qui ne sont plus de simples matériaux, puisque renfermant une force. Il ne suffit plus de démanteler un mur et de trier les éléments constitutifs.
La main d’œuvre, désormais de plus en plus qualifiée, et payée à l’heure et non plus à la prestation, travaillant sur de grands chantiers, se prêtent moins au réemploi. Dans un passage à l’industrialisation, ce travail plutôt artisanal n’a plus vraiment sa place : le recyclage ou le réemploi peut alors devenir plus coûteux que la mise en œuvre de matériaux vierges.
Les théories architecturales elles-mêmes ne laissent plus de place au recyclage et au réemploi. Dans les années 1920, les architectes s’intéressent à des réflexions de types urbanistiques très éloignées de ces questions. Lors des reconstructions qui suivent les premières et deuxièmes guerres mondiales, les questions sont davantage celles de la relative urgence et de la limitation des coûts, plutôt que celle du réemploi des matériaux.
Les normes et les règles qui se sont accumulées ne peuvent plus être honorées par les matériaux de réemploi. Offrir une garantie est difficile pour un constructeur ou un installateur. La traçabilité doit être réinvitée. C’est ainsi que des garde-corps de balcons réutilisables finissant à la ferraille, car de nouvelles normes les disqualifient. Les règles édictées sans prendre en considération la question du réemploi et du recyclage des matériaux ont pour effets de les rendre impossibles.
Conclusion : les valeurs portées par la récupération
Le réemploi est un gage de continuité. Il a accompagné l’humanité depuis ses débuts.
Longtemps il a été ressenti comme quelque chose d’évident et de positif : l’ancienneté était gage de valeur, la valeur du temps. L’humilité ou l’économie menaient très naturellement au réemploi, mais la démarche n’était pas celle d’une simple récupération ou d’une opportunité : elle permet de donner un réel sentiment de pérennité en intégrant le temps lui-même dans la construction.